J'étais soulagé une fois de plus en constatant que mon spot habituel
était libre en ce mardi soir où la chaleur était accablante.
Sitôt
que j'ai posé ma guitare et pris place sur ma petite chaise pliante, un
passant s'est arrêté pour me demander quel genre de musique je jouais.
Le
type en question avait le regard un peu perdu. Un T-Shirt défraichi pas
très propre, des culottes courtes à peine adéquates pour aller
magasiner chez Wal-Mart et d'importantes éraflures sur les jambes. Il
semblait un peu gelé, ou alors chaud, ou encore sur les médicaments...
tel un blogueur dépressif.
À sa question, je réponds comme à l'habitude que je joue du Pink Floyd, REM et Cat Stevens.
Il
me dit que Cat Stevens c'est ben trippant. Ouin. C'est bon, mais
trippant, je sais pas trop? Comme le gars a l'air d'avoir abusé de la
drogue pendant une bonne partie de sa vie, je ne m'obstine pas avec lui
sur la définition de "trippant". Il me dit qu'il a déjà été musicien
mais qu'il avait été blessé (tel que ses jambes le prouvaient avec les
grandes éraflures qui me semblaient toutefois récentes?) et qu'il n'en
jouait plus.
Des histoires qui tiennent pas debout et qui
manquent de détails, c'est chose fréquente chez le musicien de rue qui
se fait prendre à discuter avec certains étranges passants de la rue
St-Jean. La stratégie est de ne pas trop poser de questions ou de ne pas
relancer la personne. En plus de tout ça, j'essaie habituellement
d'embarquer encore plus que la personne dans un univers parallèle. Ça
marche assez bien en général. Je pourrais citer comme exemple cette fois
l'année dernière où un vieil ivrogne particulièrement agressant me
harcelait pour m'emprunter ma guitare avec ses gros doigts sales. Je lui
ai répondu que je devais aller rejoindre ma femme et mes enfants et que
j'avais pas le temps de lui prêter mon instrument. Comme il ne lâchait
pas en me disant :"AWEILLE LÀ, juste 2 minutes, prêtes moi la ta
guitare!", je me suis mis à lui faire des moves de rap sur la toune
"Fight for your rights" des Beasties Boys qui jouait quelque part en
arrière-plan. Le gars a perdu tous ses moyens et a fini par me sacrer
patience.
Mais pour revenir à mon cas de ce soir, je voyais que
le gars cherchait la compagnie de quelqu'un en mon genre et je savais
bien que plus je l'écouterais, plus il me parlerait. Je finirais la
soirée à l'écouter me parler de sa vision de la musique et de la vie
sans jamais avoir le temps de jouer quoique ce soit.
Je lui ai
donc demandé s'il jouait des tounes des "Talking Heads" quand il était
musicien. Pour ceux qui ne connaissent pas ce groupe, je spécifie qu'il
s'agit d'un groupe très populaire vers la fin des années 70 et le début
des années 80. Leur musique est très particulière et nécessite plusieurs
écoutes avant de l'apprécier. Mettons que c'est un des groupes de
musique populaires dont le son se reproduit le moins facilement, à mon
avis. C'est pourquoi je lui ai demandé s'il en jouait: Pour le fucker
solidement et le mélanger au point de le voir perdre l'équilibre puis
s'effondrer sur le sol.
Malheureusement (ou heureusement), le
gars en question connaissait les Talking Heads. Il me dit qu'il les
avait vus en première partie de The Police en 1984 à Montréal.
S'ensuivit une passionante discussion sur ces supposés shows ayant
regroupé The Police, Talking Heads, Simple Minds et Stevie Ray Vaughn.
Je
le complimentai sur sa mémoire car il y allait de détails pas mal
précis pour un spectacle remontant à environ 23 ans. Il me répondit que
sa mémoire l'avait pas mal aidé... Elle lui avait même permis de ne pas
se ramasser en prison. Et mieux encore, elle lui avait permis d'en
envoyer d'autres en prison.
Et là, le délire commença pour de
vrai. Il me parla vaguement de l'armée, qu'il aimait pas l'armée
américaine et anglaise (en me tapant sur l'épaule) mais qu'il appréciait
l'armée canadienne et que depuis qu'il était là-dedans, il avait tué
515 000 personnes. Je lui dis: "Wow, mais c'est la population de la
région de Québec ça!" et il me répondit que c'était effectivement le
cas, plus ou moins 15 000 personnes.
Mais c'était pas tout, ces
palpitantes discussions sur les génocides ou holocaustes commis de son
propre chef. Il fallait que je me mette à la tâche. Je lui dis donc que
j'allais accorder ma guitare et je lui proposai de repasser un peu plus
tard pour qu'on chante ensemble une bonne chanson de rock and roll. Il
me répondit à ma grande joie qu'il n'allait pas repasser et sacra enfin
son camp en me lançant "Yours to discover", tel une plaque automobile
ontarienne.
Je commençai enfin à jouer en entâmant mon habituelle
"Pigs on the wing". Miracle, trois passants me pitchent 2$ chacun à 2
secondes d'intervalle chacun. C'est mon début de performance le plus
lucratif en 3 ans de musique de rue.
Malheureusement, le départ
est aussi prometteur que l'avenir est ténébreux. Ainsi, je passerai la
prochaine heure à jouer pour moi-même et quelques rares passants. Car le
ciel était devenu gris, et peu de gens passaient. Seul rayon de soleil,
un passant s'arrêta sur place pendant que je jouais une vieille toune
de Pink Floyd peu connue ("Your possible past", j'ai quelques fois fait
mention ici de cette chanson auparavant). Il écouta de dos quelques
instants puis vint me voir en me disant: "I haven't heard that song for a
long time!" et me remis quelques sous en souriant.
Je serai
toujours excessivement plus heureux de recevoir 50 cents de quelqu'un
qui se rappelle d'une vieille chanson de 25 ans presque oubliée que de
quelqu'un qui me lance 2$ ou 5$ en continuant son chemin sans m'accorder
trop d'attention. Et ces vieilles tounes de Pink Floyd sur l'album The
Final Cut, c'est spécial pour les vrais fans, même si je dois avoir
l'air d'un gros puriste plein de marde en disant ça.
Puis, soudain, la pluie s'est mise à tomber.
Je
compris alors qu'il n'y avait pas beaucoup de passants parce que tout
le monde avait consulté la météo avant de se rendre dans le
Vieux-Québec, sauf moi. Je rangeai ma guitare et ma voix éraillée pour
revenir à la maison.
Résultat: 12,34$ en 1h30 de musique.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire